L’éthique des procédures contentieuses au Canada dans l’ère de la COVID-19, Section 4

I have posted a new paper to SSRN, reflecting on the lessons of the pandemic for the Canadian legal system. It is to appear in a French-language collection edited by Jean-Bernard Auby. You can download the full paper here. In Section 4, I offer some thoughts about the medium- and long-term consequences of the pandemic for the Canadian legal system.

Section 4

L’héritage de la pandémie

Tout en sachant qu’il est trop tôt de dresser un bilan des retombées de la pandémie, nous essayons dans cette section d’identifier l’héritage de la pandémie. Nous sommes convaincus que les audiences virtuelles, devenues incontournables depuis 2020, jouerons un rôle clé dans le système judiciaire canadien au 21e siècle. Cela étant, nous sommes d’avis qu’il est nécessaire que tous les acteurs dans ledit système réfléchissent à la nécessité de développer un cadre analytique robuste qui est apte à nous aider à régler des conflits entre des concepts de célérité, de flexibilité et d’équité, qui se trouvent au premier plan de la réflexion éthique canadienne face à la pandémie.

§ 1. La difficulté de dresser un bilan

Pendant la pandémie, le Premier ministre de la province du Québec a souvent évoqué la métaphore de l’avion en voie de construction malgré le fait qu’il soit déjà en plein vol[1]. Nous ne connaissons pas encore toute la forme de cet avion, car il vole toujours. Ainsi, décrire d’ores et déjà l’héritage de la pandémie s’avère difficile, parce que la pandémie, elle, persiste et signe. Néanmoins, il est clair que certaines mesures adoptées pendant la pandémie sont là pour rester, et qu’il y a des leçons à tirer pour, éventuellement, d’autres pandémies ou même (chuchotons) d’autres vagues de la pandémie actuelle. Principalement, l’utilisation d’outils de visioconférence devant certaines instances, dans certains contextes, est devenue incontournable. Quant à la nécessité de réagir rapidement à des conditions sanitaires changeantes, l’indépendance judiciaire fait en sorte que la branche judiciaire sera généralement capable de mettre en place les mesures qu’elle juge nécessaires (même si, à l’avenir, les branches politiques ne partagent pas l’avis des tribunaux judiciaires à cet égard), mais un cadre analytique pour soupeser la célérité, la flexibilité et l’équité est de mise. Il en va de même pour des instances administratives, bien que ces dernières ne jouissent pas de garantie constitutionnelle d’indépendance.

§ 2. Les audiences virtuelles

A. L’importance des audiences virtuelles

Considérons d’emblée la loi ontarienne, adoptée dans la foulée de la première vague, Loi de 2020 sur les audiences tenues dans les instances devant les tribunaux (mesures provisoires), LO 2020, c 5, ann 3. Il y est spécifié que tout tribunal administratif « peut tenir ses audiences en personne, par voie électronique ou par écrit ou suivant une combinaison quelconque de ces formes, selon ce qu’il estime approprié ». Même si le titre de la loi fait référence à sa qualité « provisoire », il y a lieu de penser que des audiences électroniques vont devenir un aspect incontournable du système judiciaire canadien tant au niveau judiciaire qu’au niveau administratif.

B. Les avantages des audiences virtuelles : la justice ouverte

Dans un premier temps, des audiences virtuelles renforcent le principe de la justice ouverte. N’ayant pas à se déplacer au palais de justice pour y assister, les citoyens peuvent facilement prendre note des audiences virtuelles : il s’agit là d’un grand changement, parce qu’avant la pandémie, seulement la Cour suprême diffusait régulièrement ses audiences, les autres tribunaux le faisant très rarement et seulement dans les dossiers les plus notoires. En principe, avec le dépôt électronique de documents, le dossier au complet peut être facilement accessible au grand public (bien que, pour l’instant, l’accès au dossier soit restreint aux juges et aux parties). Le principe de la justice ouverte a donc connu une grande expansion pendant la pandémie.

C. Les avantages des audiences virtuelles : l’efficacité

Dans un deuxième temps, des audiences virtuelles sont parfois plus efficaces à certains égards, surtout parce que les plaideurs, justiciables et témoins n’ont pas à se déplacer non plus (et rappelons que des avocats de la Colombie-Britannique qui plaident en personne à la Cour suprême à Ottawa doivent traverser l’Amérique du Nord pour y arriver), ce qui est particulièrement utile lorsqu’il s’agit d’audiences ponctuelles de gestion de dossier pour lesquelles le coût du voyage dépasse de façon importante la complexité de l’audience.

D. Des limites sur les audiences virtuelles

Cela étant, les audiences virtuelles ne sont pas appropriées dans toutes les circonstances : les procès avec jury, par exemple, ne se prêtent pas à être tenus à distance. Qui plus est, dans des dossiers de première instance sans jury, mais avec beaucoup de témoins, ou des dossiers d’appel complexes dont l’audience peut durer quelques jours, les plaideurs et les juges risquent de préférer des audiences en présentiel, car il sera plus facile de développer le rapport nécessaire entre l’avocat et le juge.

E. Les audiences virtuelles en tant qu’héritage principal de la pandémie

Sans l’ombre d’un doute, l’héritage le plus important de la pandémie est l’introduction des audiences virtuelles comme un outil à la disposition des instances judiciaires et administratives canadiennes, marié à l’instauration d’un régime général de dépôt électronique de documents. Certes, comme nous l’avons soutenu, des audiences virtuelles ne sont pas de mise dans tous les contextes, voici pourquoi nous les décrivons comme un outil. Mais la flexibilité ainsi offerte risque d’être forte utile. Pensons, par exemple, aux audiences à la Cour suprême du Canada. Souvent,  des intervenants à la Cour suprême n’ont droit qu’à cinq minutes de plaidoiries (ainsi qu’un mémoire de 10 pages). Ne serait-il pas plus efficace de permettre aux intervenants d’intervenir virtuellement plutôt que d’exiger leur présence à la Cour suprême? Voilà pourquoi les audiences virtuelles comme outil seront l’héritage le plus important de la pandémie au sein du système judiciaire canadien.

§  3. Vers un cadre analytique pour régler les conflits conceptuels

A. La nécessité d’un cadre analytique

Nous sommes d’avis que le système judiciaire doit adopter un cadre analytique afin de gérer des conflits entre les concepts de célérité, de flexibilité et d’équité, et cela pour deux raisons. Premièrement, et principalement, les concepts entrent parfois en conflit et il faut décider comment les balancer. Deuxièmement, il y a des questions de légitimité qui se posent. Comme nous l’avons constaté, les branches exécutive, législative et judiciaire voulaient la même chose pendant la pandémie, soupesant les facteurs pertinents passablement de la même façon. Rien ne garantit que ces entités se trouveront largement d’accord à l’avenir quant à la réaction à une quelconque vague de la COVID-19 ni à une autre crise sanitaire. Cela dit, l’indépendance judiciaire, avec sa protection de l’autonomie administrative des tribunaux de justice, fait en sorte que les tribunaux pourront décider pour eux même comment répondre institutionnellement à une telle vague. En revanche, des questions de légitimité se poseront en pareil contexte : tant que la branche judiciaire partage la position des branches politiques, elle peut être sûre que les mesures adoptées auront une certaine légitimité aux yeux du grand public. Développer un cadre analytique pourrait aider à cet égard, démontrant qu’un calcul objectif se fait au sein du système judiciaire minant de ce fait la crédibilité de toute critique des mesures mises en place.

B. Les caractéristiques du cadre analytique souhaité

De prime abord, un tel cadre analytique identifierait clairement les concepts en jeu. Nous avons proposé la célérité, la flexibilité et l’équité comme des piliers de la réflexion éthique du contentieux canadien à l’ère de la COVID-19, mais d’autres concepts pourraient être utilisés à cet égard. Deuxièmement, il sera nécessaire de spécifier les modalités de la mise en œuvre des ces concepts dans des cas concrets : par exemple, il faudrait une façon de mesurer les effets sur l’équité de l’instauration d’un régime d’audiences virtuelles, des effets qui seraient différents, bien entendu, selon le contexte, dans la mesure où certains justiciables sont moins habiles avec les technologies que d’autres. Troisièmement, il faudrait proposer un moyen de trancher en cas de conflits entre les concepts. Ici, le principe de proportionnalité pourrait jouer un rôle très important, surtout en rappelant aux décideurs (a) que la nécessité d’une mesure est une question incontournable et qu’une approche souple qui distingue différents groupes est souvent à favoriser et (b) qu’il est de mise d’assurer que les gains pour le bien commun soient plus importants que les effets nocifs d’une quelconque mesure sur un individu. Quatrièmement, le résultat de l’analyse doit être motivé et clairement communiqué. Nous sommes d’avis qu’un tel cadre analytique est implicite dans la réponse du système judiciaire canadien à la pandémie. Le rendre explicite aiderait à répondre à des questions qui peuvent être posées quant à la légitimité de la réponse du système judiciaire, à d’autres vagues de la COVID-19 et à d’autres pandémies.


[1] Reprise par la juge Masse dans Conseil des juifs hassidiques du Québec c. Procureur général du Québec, 2021 QCCS 281, aux pars. 183-192.

This content has been updated on March 28, 2022 at 11:00.